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Le monte-en-l’air : de l’underground à la librairie de quartier
Comment réussir à faire d’un lieu underground alternatif une librairie de quartier installée ? En jouant sur ses forces, en ne reniant pas ses convictions tout en élargissant son offre. C’est le pari réussi de Guillaume Dumora à la tête de la librairie parisienne, spécialisée dans l’image, « Le Monte-en-l’air ».
Il faut remonter la rue de Ménilmuche, jeter un clin d’œil à la fresque en l’honneur des gars de Ménilmontant et bifurquer à gauche vers l’église Notre-Dame-de-la-Croix, en contrebas, pour tomber nez à nez, avec « Le Monte-en-l'air ». C’est ici, rue de la Mare, en plein 20 ème arrondissement de Paris que Guillaume Dumora a posé ses valises en 2010, à 40 ans, après avoir écumé l’univers du Livre et pas mal bourlingué à voltiger, un peu partout dans le monde, avec une compagnie parisienne de spectacles de rues. Le nom de sa librairie, « Le Monte-en-l’air », s’imposait comme une évidence et l’ouverture de sa boutique comme la suite logique de sa première expérience de gérance en 2005. Et, somme toute, la résultante de sa formation initiale et de son parcours.

La bohème
Après une Maîtrise en Sciences et Techniques « promotion et commercialisation des produits de l’édition » à Paris 13, Guillaume Dumora a papillonné dans le monde de l’édition, de la communication du Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) d'Angoulême à la vente en librairie, enchaînant, au passage, des jobs dans des salons dédiés aux livres. En 1996, il décide de s’investir dans la maison d'édition de BD alternatives, l'Association en s’occupant de la diffusion et de la distribution du catalogue. En parallèle de ce cheminement dans la filière du Livre lui permettant d’en découvrir, petit à petit, tous les rouages, il arpente les rues pour y assouvir sa passion de l’acrobatie. Au point de lâcher pendant quatre ans, de 2001 à 2004, son job à l’Association et de se lancer, à corps perdu, dans la voltige se produisant un peu partout dans le monde.
« Après cette vie de bohème », il était temps pour lui en 2005 de se fixer, ou, comme il le confie, « de passer aux choses sérieuses ». Sans un sou en poche, il s’installe dans un immeuble, rue des Panoyaux dans le 20 ème arrondissement appartenant à une Société d’Économie Mixte (SEM) de la Mairie de Paris. L’immeuble possède une boutique sur rue qu’il retape avec des copains. « J’ai pu démarrer l’aventure car la SEM m’a fait de très bonnes conditions… et, en plus, j’ai pu squatter un appart dans l’immeuble. » Avec 440 euros de loyer pour travailler et se loger, en ayant pu récupérer, au passage, l’intégralité du fonds des ouvrages gérés par la filiale de diffusion de l’Association, son précédent employeur, il lance son affaire. Une entreprise créée avec un emprunt de, seulement, 8 000 euros !
Un spot underground alternatif à la Berlinoise
Le stock de départ composé exclusivement de BD d’éditeurs indépendants s’est, peu à peu, enrichi d’ouvrages de jeunesse, de graphisme, de photos mais aussi de dessins, d’illustrations, « en résumé, tout ce qui avait à trait au monde de l’image… ». De fil en aiguille, les rayonnages se sont remplis de bouquins sur « la musique, de critiques sociales et ceux de petits éditeurs qui m’intéressaient », complète Guillaume. Le projet commençait à prendre forme. Celui d’une librairie atypique, foncièrement indépendante et qui assume ses choix éditoriaux. Celui aussi d’un espace dédié aux expos de dessins organisées toutes les deux semaines. Une « librairie galerie » qui, en cinq ans, « a vu défiler, grâce à mon réseau, de nombreux artistes, rencontrés dans le cadre de l’Association ou lors du Festival d’Angoulême » et, se souvient-il, « valser aussi les cubis de blanc dans cette cour intérieure, un peu sauvage, où avaient lieu des concerts. » Cette période d’hyperactivité dans ce lieu qu’il qualifie de « spot underground alternatif à la Berlinoise » a été « clairement un accélérateur de notoriété ». La presse en a parlé, « ça fait le buzz ! » ; il pouvait maintenant surfer sur la vague…
Mais l’aventure rue des Panoyaux de l’ancien voltigeur, vécue comme un tremplin, s’achève avec la fin de son bail à occupation précaire et la destruction programmée de l’immeuble. Pour rebondir et, surtout, passer à la vitesse supérieure, il lui fallait trouver un associé, un local plus grand et faire évoluer la boutique vers une librairie plus généraliste. La chance lui a souri : deux rues plus haut, un local en travaux et un « proprio » - un organisme gestionnaire du 1% logement - qui lui dit banco !
Stocker des livres du sol au plafond
Il a donc repris la recette, mais dans un cadre trois fois plus grand que le précédent. Et avec au programme, deux à trois animations par semaine et des expos dans la partie galerie de la boutique. « Mais la gestion des expositions nous prenait trop de temps et trop d’espace », reconnaît-t-il. Exit la galerie, place aux rayonnages pour stocker encore plus de références (28 000 au compteur à ce jour, tenant sur 100 m2). « Notre parti pris est simple : stocker des livres du sol au plafond pour être reconnu comme une librairie de fonds ! », revendique le gérant. Sa librairie a des allures de bibliothèque privée où s’empilent, un peu dans tous les sens, les ouvrages. Le gérant lui trouve un côté « caverne d’Ali baba » ouverte aux chercheurs de perles rares, d’éditions aux tirages épuisés qui viennent, parfois, de l’autre bout du monde (« des argentins, des américains, des coréens, des japonais de passage à Paris et amateurs de librairies singulières ») pour y trouver « avec des trémolos dans la voix, le bouquin ou le fanzine qu’il n’espérait plus trouver un jour ».
Ce réaménagement de la librairie a aussi permis de faire de la place aux ouvrages de la maison d’édition, créée en 2013, soit trois ans après l’installation rue de la Mare. Sa librairie et maison d’édition, Guillaume a voulu en faire un lieu de vie avec des animations (dédicaces, rencontres-débats, présentation d’un premier livre, lectures, mini-concerts...) qui s’enchaînent au rythme soutenu de trois par semaine, organisées dans ou devant le commerce. Et, surtout, un espace qu’il a cherché à rendre « accessible ». « C’est vrai qu’au début, sur les traces de notre premier emplacement, la boutique ressemblait furieusement à un lieu alterno-punk-underground, certes à notre image mais un local pas forcément engageant pour les clients du quartier ! ». Les travaux d’intérieur entrepris il y a deux ans ont amélioré la circulation dans l’espace, rendu l’accès aux ouvrages plus facile, et réussi, surtout, à faire entrer les habitants du quartier dans la librairie. « Plus ça va, plus on ressemble à une librairie traditionnelle... », reconnait le gérant.
La clientèle à poussette
Pour autant, le gérant n’entend pas renoncer à son ambition de faire de son commerce une librairie « différente des autres ». Spécialisé et singulier, le « Monte-en-l’air » attire les professionnels du graphisme et de la photo. La profondeur de fonds de la boutique lui permet de proposer aux « amateurs de la culture underground graphique » des fanzines parfois rares, des « imports un peu pointus » et des livres d’artistes fabriqués à la main en sérigraphie tirés à 30 exemplaires. Et le spécialiste de l’image de s’afficher fièrement parmi les meilleures ventes de France sur certaines références accessibles facilement grâce à la géolocalisation offerte par la marketplace des libraires indépendants. La reconnaissance par les acheteurs du travail accompli par Guillaume Dumora et Aurélie Garreau, son associée, et leur petite équipe de quatre libraires, l’est aussi par la profession. Le fondateur siège, chaque année, au comité de sélection du FIDB d’Angoulême avec sa caquette de connaisseur de la BD alternative, un peu en marge des cases.
Progressivement, pour répondre aux attentes des habitants d’un quartier qui se « boboïse » - la « clientèle à poussette », selon son expression, attirée notamment par les livres pour enfants -, la boutique a rééquilibré son stock et mieux valorisé son offre d’ouvrages jeunesse, de littérature et en sciences humaines. Sur les rayonnages bien garnis, les visiteurs remarquent une prédominance d’essais politiques et sociologiques traitant des questions aussi diverses que le mouvement « Black Lives Matter », l’écologie sociale ou la question du genre et le féminisme. Mais ils ne trouvent pas, au « Monte-en-l’air », d’ouvrages de développement personnel, de guides de voyages ou la collection la Pléiade.
À contre-courant des tendances « mainstream », cette librairie atypique, prend aussi le contre-pied des habitudes de fonctionnement du marché du Livre. Ici, les bouquins ne valsent pas, ils ont même tendance à s’incruster. Au « Monte-en-l’air », les ouvrages attendent leurs lecteurs. Ce parti pris est une entorse assumée aux recommandations des marketeurs et commerciaux de l’édition qui invitent à une forte rotation des ouvrages dans les boutiques.
Un acte politique
« En ouvrant cette librairie, je ne m’imaginais pas en épicier plan-plan à placer, sur les rayonnages, des ouvrages à la mode qui se vendent à coups sûrs, de maisons d’édition à grand tirage ! » Revendiquant ses « prises de risque », le fondateur - sosie vocal de l’acteur François Cluzet - assume, de fait, ouvertement de faire des choix rigoureux, parfois intraitables, pour la sélection de ses références. Un tri dans l’offre éditoriale fondé sur des critères esthétiques, éthiques et politiques reflétant, en cela, un net engagement de gauche. « Nos clients savent pourquoi ils viennent ici ! Je crois finalement qu’on se choisit mutuellement, lecteur et libraire… ». Et Guillaume Dumora d’ajouter, un brin provoc et souriant à peine, « et puis, c’est ma librairie, je vends ce que je veux ! ». Ce qu’il veut ou, plutôt, ce en quoi il croit, défendant l’idée que « l’acte de vente et d’achat d’un livre dans une librairie indépendante est un acte politique » aux conséquences économiques décisives « pour l’économie du Livre et tout spécialement pour les petits éditeurs que nous mettons en valeur ».

Sûr de son flair et des attentes de sa clientèle, le gérant se plait à jouer au chercheur de trésors littéraires, capitalisant sur la revente à terme d’éditions, devenues rares, avec un bénéfice partagé entre vendeur et acheteur. Mais le libraire prépare aussi l’avenir en soutenant le lancement de fanzines auto-édités par de jeunes graphistes. « Nous les soutenons pour maintenir la création…, défend-il. Mais, attention, nous profitons aussi de cette créativité pour démontrer le dynamisme de notre librairie. ». Peu à peu, le « Monte-en-l’air » est devenu une librairie de quartier. À preuve, les chiffres de vente des trois derniers mois, depuis la fin du confinement : « ils témoignent d’une augmentation moyenne mensuelle de 88% du chiffre d’affaires ! Et ce ne sont pas les clients étrangers cette année qui en sont la raison… » De quoi envisager l’avenir plus sereinement et de continuer à d’étoffer l’offre. Sa réussite, bien engagée, le patron du Monte-en-l’air ne l’a décidément pas volée…
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