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Le dispositif APESA : « Éviter que la santé mentale du dirigeant ne se dégrade pas en même temps que la santé économique de son entreprise »
Présidente de l’APESA (Aide Psychologique aux Entrepreneurs en Souffrance Aigüe) et juge au Tribunal de commerce de Nîmes, Martine Tibérino présente l’activité en recrudescence de l’association dont la mission est de prendre en charge la détresse des chefs d’entreprise aux pensées suicidaires. La fragilité financière actuelle de nombre d’entreprises (remboursement des prêts garantis par l’État de la période Covid, conséquences de la crise économique générée par la guerre en Ukraine) contribue aussi à détériorer la santé mentale de leurs dirigeants. Faute de ressources suffisantes, l’APESA peine à faire face à l’accroissement des sollicitations.
Quel a est l’impact du contexte économique actuel sur la santé mentale des dirigeants ?
L’APESA¹ a été fortement sollicitée lors du Covid dans le cadre de la convention passée avec CCI France, le ministère de l’Économie et des Finances, CMA France et Harmonie Mutuelle. La période était inédite et ses conséquences sur l’état de santé des dirigeants, importantes. Mais on assiste actuellement aux effets de l’après-Covid. Les entreprises qui ont bénéficié des mesures publiques de soutien doivent maintenant assumer la fin du « Quoi qu’il en coûte » et rembourser leur PGE, ce qui, pour certaines, leur pose de graves difficultés. À cela s’ajoutent les conséquences économiques de la guerre en Ukraine qui aggravent leur santé financière. L’état psychologique de ces dirigeants s’en ressent.
L’inquiétude, le stress et les angoisses générées par l’engagement de leur entreprise dans une procédure collective de règlement de leurs difficultés financières, peuvent conduire les chefs d’entreprise à solliciter l’aide des psychologues de notre association. Mais les motifs de consultation ne sont pas seulement économiques. Un conflit prudhommal tendu ou une grève du personnel qui perdure menaçant l’entreprise mais aussi des raisons plus personnelles, comme la maladie ou des difficultés de couple, peuvent aussi inciter à consulter. On évoque d’ailleurs « la spirale des 4 D » pour évoquer la souffrance des dirigeants : dépôt de bilan, divorce, dépression et décès.
Comment se déroule l’intervention des psychologues du dispositif APESA ?
L’intervention des psychologues de l’APESA repose sur la détection des cas de souffrance par notre réseau de sentinelles. Ces sentinelles sont des partenaires des entreprises comme les conseillers des CCI et des CMA ou des organisations et syndicats professionnels, mais aussi bien évidemment, les professionnels du droit, en charge des procédures collectives comme les juges, mandataires et administrateurs judiciaires, greffiers… Ces sentinelles apportent environ 80 % des signalements du dispositif APESA.
« Les chefs d’entreprise que nous recevons en consultation partagent tous le même sentiment d’échec et l’impression d’une absence totale de perspectives »
Pour exercer ce rôle, ces sentinelles ont bénéficié d’une formation d’une demi-journée pour détecter la souffrance des chefs d’entreprise par des questions évitant absolument toute forme de culpabilisation. Les réponses à ces questions sont listées dans des fiches alerte. Ces fiches permettent de libérer la parole et de relever des signaux d’inquiétude comme le sentiment de tristesse permanente ou d’inutilité, les variations soudaines de comportement, l’absence de perspectives et les sentiments de honte ou de culpabilité. On questionne aussi les dirigeants sur la présence à leurs côtés d’un « conjoint soutenant » capable de les épauler en cas de difficulté. Ces fiches sont ensuite transmises à un centre basé à Nantes, chargé du traitement de l’ensemble des signalements de France. Les psychologues coordinateurs de cette cellule nationale réalisent à distance un premier échange avec le chef d’entreprise concerné pour vérifier s’il est bien en situation de souffrance aigue. Si c’est le cas, c’est l’antenne de l’APESA locale qui prend rapidement le relai. À titre d’information, 2228 fiches alerte ont été renseignées en 2024 mais elles ne se sont traduites « que » par 1524 prises en charge. Cela s’explique par la requalification de l’alerte par le centre de traitement mais aussi par la décision du dirigeant de se contenter de l’échange avec le psychologue coordinateur. L’accompagnement APESA comprend cinq séances d’une heure, espacées comme l’entendent les chefs d’entreprise.
Dans quel état psychologique se trouvent les dirigeants que vous recevez en entretien ?
Les chefs d’entreprise que nous recevons en consultation partagent tous le même sentiment d’échec et l’impression d’une absence totale de perspectives. Avec des questionnements : si je liquide ma boîte à plus de 50 ans, que vais-je bien pouvoir faire ? Je n’ai plus les moyens de recréer ou de reprendre une entreprise et personne ne voudra m’embaucher comme salarié. Ils sont dans un état de détresse, voire en plein désarroi. L’échec qui est encore mal vécu dans notre pays est intériorisé par le dirigeant comme une faute personnelle dont il pense devoir assumer toutes les conséquences. Au point d’avoir tendance à couper progressivement tous ses liens sociaux et à se refermer sur lui-même.
Ces chefs d’entreprise se sont, par ailleurs, tellement investis – voire surinvestis – dans leur entreprise qui est un peu leur « bébé », qu’ils ne voient pas leur propre fragilité. Ils se jettent à corps perdu dans leur affaire… au point de négliger leur propre corps. Ils essaient de se convaincre qu’ils n'ont pas le droit de craquer, comme un capitaine qui ne doit pas abandonner son navire en perdition. Un phénomène qui d’ailleurs inquiète aussi la médecine du travail qui prend également en charge la santé des dirigeants.
« Focalisés sur la santé de leur boite, ils ne se rendent pas forcément compte qu'ils ne vont pas bien »
Confrontés à l’annonce du redressement judiciaire de leur entreprise, certains dirigeants m’ont confié qu’ils espéraient enfin pouvoir dormir normalement... Cela en dit long sur leur état ! En tant que juge, je constate que les dirigeants assignés devant le Tribunal de commerce vivent le jugement comme une délivrance. C’est la décision d’arrêt d’activité qu’ils n’arrivaient pas à prendre eux-mêmes…
Quels conseils pouvez-vous apporter aux dirigeants en souffrance aigue ?
Même si cela peut paraître paradoxal, je conseille aux chefs d’entreprise confrontés à la dégradation de l’activité économique de leur entreprise, de lever la tête du guidon. Focalisés sur la santé de leur boite, ils ne se rendent pas forcément compte qu'ils ne vont pas bien. Je les invite à prendre leur temps, pour souffler et s’écouter. S’écouter eux-mêmes pour détecter les signes de leur mal-être mais écouter aussi les autres en ne tardant pas à prendre conseil sur la gestion de leurs difficultés économiques et financières. Le manque de lucidité dans l’analyse de la situation de leur entreprise contribue à aggraver les choses en poussant parfois à l’entêtement contreproductif. Et bien sûr, ils ne doivent pas hésiter à solliciter une aide psychologique. Il faut absolument éviter que la santé mentale du dirigeant ne se dégrade pas en même temps que la santé économique de son entreprise. C’est à eux de nous solliciter.
Rappelons, à cet égard, les trois principes qui sous-tendent notre intervention : le volontariat des bénéficiaires, la confidentialité des échanges et la gratuité des prestations.
L’APESA, de quoi vit-elle ?
APESA France bénéficie d’un fonds de dotation alimenté par Harmonie Mutuelle et Pavillon Prévoyance. Les antennes locales APESA sont, quant à elles, financées par les subventions de leurs partenaires et soutiens : CCI, CMA, unions patronales, dons de particuliers…
« Notre dispositif est rodé, mais nous avons de plus en plus d'alertes, donc cela grève notre budget car chaque prise en charge coûte 425 euros » explique la Présidente de l’APESA. Elle précise par ailleurs que « les signalements de détresse en hausse devraient s’accroître du fait de la mise en place, depuis le début de l’année 2025, des nouveaux tribunaux d’activité économique regroupant les tribunaux de commerce et judiciaire, et donc les exploitants agricoles. » Les agriculteurs sont, de fait, après les chefs d’entreprise, la catégorie socio-professionnelle la plus exposée au risque suicidaire (Source : Observatoire national du suicide, 2020).

Martine Tibérino
Présidente de l’APESA
et juge au Tribunal de commerce de Nîmes
Pour rappel, les conséquences psychologiques mais aussi économiques des suicides sont considérables. L’impact économique des tentatives et des suicides s’élevait en France en 2019 à 24 milliards d’euros selon une étude de la Fondation FondaMental. Le coût sociétal d’un suicide est évalué à 350 000 euros (impact sur l’environnement familial, sur l’emploi, sur la santé des personnes) et le coût d’une prise en charge sanitaire d’une tentative de suicide s’élève à près de 15 000 euros (Source : l’Observatoire national du suicide 2020)
L’APESA en 2024

- 80 APESA dans 103 juridictions
- 2 228 fiches alerte déclenchées
- 1 524 prises en charges effectives
- 15 000 fiches alerte depuis la création de l’association
- 5 559 sentinelles (juges, greffiers, mandataires de justice, mais aussi des conseillers CCI et CMA)
- 1 787 psychologues intervenant dans tous les départements de l’Hexagone et d’Outremer
- 80 % des antennes locales APESA sont hébergées dans des tribunaux de commerce
- 600 cheffes d’entreprise accompagnées
- Profil des dirigeants de PME/TPE pris en charge :
- 63 % hommes
- 36 % femmes
- Âge moyen : 48 ans
¹ L’Aide Psychologique aux Entrepreneurs en Souffrance Aigüe (APESA) a été créée en 2013 par Jean-Luc Douillard, Psychologue clinicien, et Marc Binnié, greffier associé du tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime).